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Courir de nuit en montagne : « J’avais caché à mon entourage que je partais seule »

Emma est depuis toujours attirée par la montagne, elle s’y sent à sa place, libre et vivante. Ce qu’elle préfère, c’est partir seule sur les sentiers, sans dossard ni partenaire de marche. Et puis un jour, elle a eu envie d’aller plus loin et de s’aventurer sur les sommets de nuit. Récit.

Ça m’a pris pour la première fois il y a trois ans. C’était début août, il faisait une chaleur à crever à Chamonix. On avait mesuré la veille un pic à 27 degrés au haut du Grand Col Ferret. J’avais appelé mon amie Delphine qui m’avait conseillé de blinder mon gilet de trail d’amandes et de cacahuètes salées et de prendre une flasque filtrante . Ce soir-là, en parcourant une dernière fois mes affaires étalées sur la table basse pour vérifier que je n’avais rien oublié, j’étais fiévreuse comme si je m’apprêtais à commettre un braquage.

Un taxi en pleine nuit

J’avais réservé un taxi pour 3h du matin en lui disant que Courmayeur était ma destination, sans lui donner plus de détails. Il était resté silencieux pendant tout le trajet mais une fois arrivé sur le parking que je lui avais indiqué, il avait soudain dit :

« Mais vous allez où là ?! »

– « Je pars en montagne » je lui avais répondu en dépliant mes bâtons et en allumant ma frontale.

Il m’avait regardé soudain affolé, refermant les portes de sa voiture puis les réouvrant, hésitant entre faire semblant de ne rien avoir entendu ou s’imaginant déjà au poste de police à répondre à la question : « Pourquoi l’avoir laissée partir comme ça au milieu de nulle part, c’est irresponsable monsieur ! ».

Pour couper court à son hésitation je lui avais simplement dit : « Je sais ce que je fais ; vous, vous partez maintenant » et il avait détalé, soulagé. J’avais attendu que les phares de sa voiture disparaissent. Il ne restait rien, plus que moi, la nuit noire et les silhouettes écrasantes des montagnes. « Tu es seule maintenant. Fais ce que tu as à faire »

Après la frayeur, la liberté

J’avais pris le chemin pour monter au Refuge Bertone. 100km et 6100m de dénivelé m’attendaient, le tracé de la CCC en off et en solo, pour rejoindre Chamonix à pied.

Il avait fallu une ou deux heures pour que je me défasse de la frayeur. Quand elle avait reflué, à l’endroit exact où elle se retirait, la liberté a grondé en moi comme un torrent. Cette nuit-là et la suivante, dans l’insécurité et la pénombre la plus totale, j’avais guetté du coin de l’œil Jupiter, Io et Europe. J’avais l’impression d’être si puissante que je me sentais avancer avec la rotation de la Terre.

Ce souvenir reste un des meilleurs de ma vie. J’étais seule maître à bord, chaque choix avait une conséquence directe et chaque instant m’appartenait tout entier. J’avais caché à mon entourage que je partais seule et où j’allais précisément.

Seule en montagne, l’ultime transgression

Partir seule en montagne est déconseillé, on nous le martèle suffisamment. Partir seule en montagne quand on est une femme fait encore plus grincer des dents. Mais la nuit, la nuit toute seule, c’est un cap, une autre transgression. 

Je savais très bien que c’était déraisonnable. Je n’avais pas besoin de quelqu’un pour me le dire mais je me souviens encore aujourd’hui de la concentration dont j’ai fait preuve. Les secondes qui paraissaient des heures, à visualiser chaque racine et chaque caillou sous le crible de la frontale.

Selon moi, lorsque l’on part à plusieurs en montagne, la confiance peut se dissoudre dans le nombre. Le groupe devient l’entité responsable, on s’en remet à celui qui a le plus d’expérience. Au risque qu’il vienne brouiller son propre instinct, ses propres choix et provoquer les pires erreurs.

Depuis cet été il y a trois ans, j’ai retenté plein de fois l’expérience et je me réjouis de le refaire l’été qui arrive. Un jour il m’arrivera peut-être quelque chose. Sur les sentiers ou ailleurs. On est fait de nos choix.

La grande évasion

Est-ce que le taxi m’aurait dit la même chose si j’avais été un homme ? Aurait-il eu peur de la même façon pour moi ? Pourquoi, lorsqu’une joggeuse se fait agresser, on en conclut qu’il est dangereux pour une femme de courir seule et que la seule solution est de proposer des alternatives pour se cacher ou s’en interdire ? Pourquoi implanter dans la tête des petites filles qu’il faut traverser la vie comme un champ de grenades, penchée en arrière, enterrée vivante à l’intérieur de soi ?

Je me méfie de toute cette rhétorique qui consiste à vouloir protéger les femmes. Celle qui insinue que l’extérieur est dangereux et par déduction le foyer protecteur. L’extérieur n’est pas synonyme de danger mais d’aventure, d’excitation et de découverte. J’ai grandi avec les livres de Reinhold Messner qui racontait comment il avait failli mourir sur le Nanga Parbat, Frison-Roche et son premier de cordée, Jack London, Stevenson, Kerouac, Mark Twain, Mike Horn… Tous des hommes, vous remarquerez, qui avaient pu s’affranchir de toute contrainte sociale pour vivre la grande évasion, le grand souffle.  

La littérature d’aventure manque cruellement de femmes. Ça viendra et elles raconteront la vérité : Dans le noir des sentiers, il n’y aucun danger, juste sa propre peur et celle construite par tous ceux qui vous ont mise en garde. Et lorsqu’elle se désagrégera, il n’y aura plus rien, rien que vous.

« Là où croît le danger croît aussi ce qui sauve » (Hölderlin) 

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