Depuis quatre ans, une épreuve hante Emma : le Lavaredo Ultra Trail, dans les Dolomites. Trois participations, trois abandons, trois rendez-vous manqués. Et pourtant, en juin 2025, elle y est retournée. Pas que pour en découdre, mais surtout pour comprendre.

C’est l’histoire d’une quête qui aura duré 4 ans, celle de l’Ultra Lavaredo dans les Dolomites. La seule course où je vomis jusqu’à l’eau que j’avale, tant qu’au bout de quelques heures il m’est impossible de tenir sur mes jambes. Année 1 : abandon au 49e km du 80K ; Année 2 : abandon au 76e km du 120K ; Année 3 : abandon au 62e km du 80K. Voici à quoi ressemble un échec. Sur le papier.
L’année dernière, juste avant de rendre mon dossard, j’avais juré à voix haute dans la navette qui me redescendait vers Cortina, que je ne reviendrais plus jamais. Cet endroit ne voulait visiblement pas de moi et malgré trois ans à essayer de passer en revue toutes les erreurs qui pouvaient aboutir à une telle débâcle, je voyais bien que je me cognais la tête contre un mur.
Mais vous savez comme ça se passe. En un temps record, le cerveau efface la douleur et vous vous réveillez un matin en vous disant : peut-être que cette année, je trouverai la solution. Je me suis donc réinscrite. Ma famille était consternée, mes amis enthousiastes. Et moi je savais que sans grand changement, j’allais tout droit vers la même catastrophe.
Alors j’ai changé. J’ai inclus tout l’hiver dans mes entraînements les fameux exercices de renforcement que personne ne fait jamais (spoiler : je n’ai plus jamais eu mal ni aux genoux ni aux quadris ni où que ce soit d’ailleurs, c’est la routine la plus sous-estimée de la Terre). J’ai multiplié les sorties longues en montagne dès les premières chaleurs en essayant de m’exposer le plus possible à des conditions pénibles comme la montée de la Flégère en plein soleil de midi.
Et j’ai potassé les différents moyens de contrer l’acidose lactique, car c’est comme cela que s’appelle ce dont je souffre (et je suis loin d’être la seule) : l’effort excessif entraîne une quantité d’acide lactique que le corps n’arrive plus à gérer et le phénomène est aggravé par la déshydratation. En gros, chaleur + fréquence cardiaque trop élevée pendant trop longtemps = vomissements. Et si l’altitude s’en mêle, c’est le combo gagnant.

Majestueux parcours par les Tre Cime
Il est 7h du matin ce samedi 28 juin. On sort somnolents de la navette qui nous a acheminés depuis Cortina sur ce sentier tout en bas du refuge Auronzo Di Cadore. On sait que la fraîcheur ne durera pas, l’organisation a activé le kit canicule et mis en garde tous les coureurs. Cette année pour la première fois, le 80K a le droit de passer par les Tre Cime ; c’est une partie exigeante (1500 D+ d’entrée de jeu) mais grandiose ; Arrivés là-haut, au milieu des groupes de touristes, je suis une fois de plus soufflée par la beauté de l’endroit et par ces monolithes qui percent le ciel.
Il ne se passe rien pendant 40 km.
J’avance bien et l’intérieur de moi, tout est calme. J’attends. Je sais que tout commencera après le ravito de Malga Ra Stua, juste avant l’entrée du canyon. On est en début d’après-midi lorsque je le franchis. Il faudrait boire des litres, se jeter dans tous les torrents que l’on croise que ça ne suffirait encore pas à éviter la déshydratation.
Le canyon s’enroule sur lui-même comme un serpent, on chemine face au soleil sans aucune possibilité de s’en échapper, j’ai l’impression de rôtir vivante. À la moitié de la montée (à nouveau plus de 1400 de D+), on débouche sur une petite clairière où un ravito sauvage est installé par une famille du coin. Les coureurs s’affalent dans l’ombre du chalet, on souffle tous comme des animaux blessés.
Le petit garçon de la famille, qui doit avoir une douzaine d’années, fait le tour de chacun de nous en nous disant en italien : « On n’a plus d’oranges, on n’a plus de thé, on n’a plus de coca mais on a de la Heineken ! » Et il nous sort ses canettes sous le nez. Elles me font terriblement envie, j’en ouvre une et bois un verre. Elle est fraîche, je me sens tout de suite mieux. Je m’interdis de me resservir et je repars. On finit enfin cette ascension interminable et dès que je franchis le col, je sais que c’est en train de recommencer.
Dans le dur au col Gallina
Même endroit que l’année dernière, mêmes symptômes. Je vomis dans les buissons.
« Ne panique pas, tu sais exactement ce qui t’arrives, c’est familier, tu as les armes cette année ». Je prends un bonbon au gingembre, un cachet naturel anti-nauséeux qu’une pharmacienne m’a conseillé.
J’arrive au ravito et je suis mon protocole à la lettre : Repos, chronomètre sur 10mn, allongée ; Bouillon salé, cuillère après cuillère, lentement ; Repos à nouveau 5 minutes assise ; Repartir en marchant. Je suis terrifiée d’échouer à nouveau. J’écoute le vocal de Leslie : « Je sais que tu souffres, on est toutes les 4 derrière toi, bats toi ». Sara m’écrit : « Accroche-toi à tout ce que tu peux, TOUT ». J’ai une armée derrière moi.
Le jour décline. Je connais cette montée, elle est interminable. On s’extirpe du plateau pour se hisser au plus haut point de la course : le refuge Averau. Depuis un an, mes amis pensent que c’est là-haut que j’ai fait une hallucination lors de l’édition précédente du Lavaredo. Je leur avais raconté que je me reposais exténuée sur les bancs du refuge dans la nuit noire lorsque la gardienne était sortie pour me demander ce qui n’allait pas.
Elle m’avait alors proposée de me faire une piqure d’anti-vomitif pour me soulager. J’avais accepté, elle m’avait piquée la fesse devant tout le bar et j’étais repartie, vomissant de plus belle 30 minutes plus tard. C’est au ravito suivant que j’avais abandonné après avoir demandé à l’infirmerie pourquoi la piqure ne faisait pas effet. Ils m’avaient dit « Quelle piqûre ? Quelle dame ? Les piqûres sont interdites, personne ne fait ça ». C’était vertigineux. Que s’était-il passé ? Bientôt j’aurai ma réponse.

Le refuge Averau : rêve ou réalité ?
Je vois les Cinque Torri se tinter de rouge, le soleil se couche, je me répète que c’est beau mais j’ai envie de vomir et la montée n’en finit pas. Je n’ai rien pu boire ni manger depuis les cuillères de soupe. Je franchis enfin la porte du refuge, je me pose sur la banquette et une femme s’avance. Je la reconnais tout de suite. Je lui dis d’abord : « Je voudrais une bière sans alcool » puis « C’est vous qui m’avez fait une piqûre dans les fesses l’année dernière, vous vous souvenez ? »
Elle hésite et me dit « Peut-être » en riant.Je sors mon téléphone, je lui dis que mes amis pensent qu’elle n’existe pas, que je dois la prendre en photo, elle refuse et s’en va. Sa collègue m’apporte la bière et me glisse : « Je me souviens très bien de vous l’année dernière et de la piqûre là au milieu de la pièce »
Je bois un peu. Je m’allonge. Je mets mon chrono sur 10 minutes. Ce sera le moment le plus dangereux de ma course ; je me laisse aller. Il fait bon, j’entends les gens du bar qui discutent, leurs présences me rassurent, dehors la nuit est tombée ; je sens que ma volonté vacille. Mon téléphone bippe, c’est ma mère : « Qu’est-ce que tu fais ? Tu n’avances plus !! » Je l’appelle, je lui dis que je me repose. Elle me dit « Non, sors, SORS »
Quitter cet endroit me demande un effort surhumain. Je passe la porte ; il y a quelques heures je cuisais, maintenant le froid me saisit. Dans la descente, je masque ma frontale pour regarder la voute étoilée ; je suis seule dans la nuit là-haut, je me rends compte soudain que les nausées ont disparu.
Final de nuit
Je descends à Passo Giau, c’est la dernière barrière horaire, c’est là où j’ai abandonné l’année dernière. Je passe en pleurant de soulagement, il est 23h18, je suis large dans les temps. Charlène m’envoie un message : « Je suis super émue, je sais que c’est bon, c’est fini ». C’est elle qui m’avait dit, après mon second abandon : « Ce n’est pas un échec, c’est le début d’une quête ».
Je me force à manger une demi-compote dans l’avant-dernière montée, 350 D+, une pente ignoble à 30% qui glisse dans la caillasse ; et puis c’est la longue descente qui commence, je vois les lumières de Cortina au loin, j’entends le speaker. Mon amie Séverine ne dort pas, elle m’écrit depuis la Bretagne « Je suis là avec toi, je suis là ».
Une heure plus tard je suis dans la rue principale, je vois les marches sur ma droite, c’est celles où je m’étais assise après mon abandon de l’année dernière, celui d’avant et celui d’avant aussi. J’avais applaudi les copains à l’arrivée, heureuse pour eux et tellement triste et désemparée. À celle d’hier, assise là, pleine de doutes, engloutie par la peur d’échouer encore et encore, je lui murmure : « Reste concentrée. Serre ton rêve de toute tes forces. Prends soin de lui. Le temps long est la seule vérité ».

NB : Le témoignage d’Emma peut aussi être écouté sur le podcast de Laurène « La Sportive Outdoor » :
« Lavaredo Ultra Trail, histoire d’une quête«