Par Emmanuelle ROTA
On pourrait dire que c’est l’histoire d’une obsession. Je préfère dire que c’est celle d’une énigme à résoudre. Quand même, quelle folie faut-il pour s’élancer une troisième fois sur un ultra qui vous a déjà cassé les genoux et blessé l’âme ? Quelle folie de prendre le risque à nouveau de souffrir et d’échouer ?
Les Dolomites c’est chez moi. Mon père est né au pied de ces blocs massifs de calcaire blanc. J’ai passé une partie de mon enfance à parcourir ces prairies dans le ciel et pourtant depuis deux ans la montagne refuse de me laisser passer. J’en ai fait une affaire personnelle, quasi sentimentale. C’est certainement et de loin ma première erreur.
Je me souviens de la brutalité de 2022 où déshydratée et à moitié délirante, je titubais dans le canyon après Malga Stua jusqu’à ce que les bénévoles me prennent par le bras et me fassent rebrousser chemin. Je me souviens aussi de 2023 où mon genou se dévissait comme de la tuyauterie rongée dans la descente du pierrier des Tre Cime. Je me souviens de ma détresse et de ma honte après ces deux DNF, du dégoût puis – merci la perversité du cerveau humain – de l’impatience à l’idée d’y revenir.
Alta Badia, l’espoir et la peur
Ce matin-là donc, sur la ligne de départ du petit village de la Valle au moment où le thème devenu mythique d’Ennio Morricone résonne, je me mets à pleurer. Mais l’air est doux, mes deux amies Florence et Julie sont avec moi, je vois dans leurs regards qu’elles sont fortes et qu’elles me savent forte aussi. J’ai confiance en moi et en mon entraînement, je me suis astreinte à ces sacro saintes séances de renforcement pour aider mes quadriceps à surmonter les champs de cailloux qui nous attendent, je me suis disciplinée pour manger plus et boire plus. Il a fallu tout désapprendre puisque ma grande fierté jusque là était de courir le plus longtemps possible à jeun, j’ai donc désappris, je suis prête.
Ça part vite, comme sur tous les ultras désormais. Je reste avec Florence, on a décidé de ne surtout pas se mettre dans le rouge sur cette première partie qu’on ne connait pas car le tracé des premiers 30km change tous les ans. Ce que l’on sait en revanche c’est que la première ascension nous colle direct 1300 de d+ vers le Piz de Sant Antone. Un col abrupt et dénudé à 2600m d’altitude que l’on franchit lentement comme des chenilles processionnaires à travers les névés.
On bascule ensuite de façon vertigineuse vers les Alpe di Fanes, pour tout redescendre. Puis immédiatement après le premier ravitaillement se recoller 1200 de d+ pour encore les redescendre. Je reste en dedans de mes capacités sur ces deux premières bosses. Je m’observe et me parle : fais gaffe, ta course n’a pas encore commencé. Elle débute au 33e kilomètre, après le ravitaillement de Malga Stua et la terrible traversée du canyon du Val Travenanzes.
Le canyon décisif
Ce canyon est un droit de passage, je sais qu’il décidera de mon sort. Avant de l’affronter, je prends des forces au ravitaillement. Soupe, pâtes, je bois bien, j’envoie des cœurs à ma mère qui est autant exaltée que fatiguée par mes aventures, je laisse un vocal à mes amis pour leur dire que je les sens avec moi et que je mes emmène là-haut au Col Gallina. Je repars du ravito comme si je m’étais armée de deux flingues à la ceinture, la bataille peut commencer.
J’entre désormais dans le Val Travenanzes et je mesure ma chance de voir à l’œil nu un paysage aussi démesuré. Le sentier, bordé de falaises noires serpente au milieu des fleurs sauvages ; des cascades gigantesques sortent de la roche et en contrebas un torrent bleuté rugit.
J’ai l’impression d’être dans une peinture mais au fur et à mesure que le temps passe et que l’on continue à monter, je sens le lieu aspirer toute mon énergie. Le canyon n’en finit pas de se déployer, il tourne sur lui-même en laissant deviner au loin des cathédrales de roches aux dimensions inhumaines, il nous enserre.
Il faut encore se tremper plusieurs fois jusqu’aux genoux pour traverser le lit du torrent avant la dernière ascension. J’ai soudain les pieds gelés et il reste un dernier effort sur une pente sèche à 30% avant de déboucher par le haut.
Repartir de Gallina
Je m’assieds dans l’herbe et je fais un check up mental rapide : je suis entamée mais je vais bien. Il faut poursuivre. C’est là, dans le début de la descente vers le Col Gallina, km 54 que les premières nausées apparaissent. J’essaye de courir mais le mouvement me provoque des hauts le cœur. L’altitude ? L’eau des fontaines où j’ai rempli mes flasques ? Réfléchis. Trouve la clé.
Je décide de m’allonger 15 minutes au ravito, histoire de faire passer les nausées. Je croise mon pote David qui est sur le 120K et qui me dit « Tu n’es pas blanche, ça va passer ». Je me relève et je bois le début d’une soupe que je vomis aussitôt. Mais vomir me soulage et je repars. Finalement peut être que ça va passer. Je me promets de boire et manger d’ici quelques minutes. J’ai eu peur et j’ai à nouveau espoir. Une autre ascension commence, le soir tombe.
La dernière montée
On se dirige désormais vers le point le plus haut de la course, le refuge Averau. Je vomis à nouveau et cette fois ci par jets entiers. Je me tiens à un arbre. David m’a rejoint, il me tend un Motilium que j’arrive à prendre mais sans eau car rien que d’essayer de boire me fait vomir. Je lui dis « Je te rejoins là-haut, vas-y » et je repars. Mes forces diminuent et le dénivelé est un calvaire. Je parle à la montagne, je lui demande pourquoi elle a décidé cette année de me faire encore plus souffrir que les années précédentes. Quel est le message, bordel ?
J’allume la frontale et je m’accroche jusqu’à gagner enfin le refuge. Un homme agite une torche dans la nuit désormais noire pour nous indiquer le chemin. Le décor là-haut est minéral et étoilé, je m’allonge sur les bancs extérieurs du refuge dans le froid en me demandant comment continuer.
La piqûre
Quand soudain, une femme sort et me force à me lever. Je lui explique que je n’arrête pas de vomir mais que je veux poursuivre. Je lui dis : « Je dois finir, je dois finir »
« Je peux vous faire une piqûre, c’est un anti vomitif puissant, dans 10 minutes vous serez sur pied »
Je la dévisage comme si je voyais Dieu en personne, j’ai envie de la serrer dans mes bras. Je ne sais pas quel est ce produit, je ne sais pas qui est cette femme mais je lui dis oui ok, je veux faire ça.
Je rentre à sa suite dans le bar du refuge où un autre coureur, un Hongrois qui est tout vert à force de vomir, attend lui aussi visiblement cette piqure providentielle. Des clients sirotent leurs bières, tranquilles et nous observent à moitié amusés, à moitié attendris.
Je baisse mon short au milieu de la salle, piqure dans la fesse, en deux secondes c’est fait. Le Hongrois aussi.
Il est 22h30, je sers dans les bras ma sauveuse, le barman me souhaite bonne chance. Je suis toujours nauséeuse et fragile sur mes appuis, je prie pour que le produit parcoure mes veines le plus vite possible et me rende neuve.
Passo Giau avant minuit
Nous avons décidé de repartir ensemble avec mon compagnon d’infortune au cas où il y en ait un qui fasse un malaise. La nuit froide nous enveloppe, il n’y a rien à part nous, un champ de pierres immense en devers et au loin, à 5km sur la droite, un point lumineux, c’est Passo Giau, le dernier ravitaillement, le dernier pointage de la course. Il faut y être avant minuit et ce sera bon, on sera passé.
Minuit, bien sûr que c’est possible je me dis, et je vomis. Là dans la caillasse livide éclairée par ma frontale. Et je vomis encore. Où est ce putain de produit dans mes veines ? Pourquoi n’agit-il pas ? Je sens le désespoir m’envahir mais aussi l’urgence de descendre et de ne pas laisser la petite lumière du Hongrois me distancer.
Le sentier est technique, incourable. Il est 23h30 quand nous pointons enfin à Passo Giau. Mon ami de galère m’annonce qu’il arrête là. Je rentre avec lui dans la tente de l’infirmerie posée à côté du ravitaillement. J’interpelle un médecin « On vient de me faire une piqure là-haut au refuge mais ça ne fait pas effet, je ne sais pas comment faire ». Il me regarde interloqué : « Quelle piqure ? Qui vous a fait une piqure ? » Je lui raconte, et il me répond qu’il ne connait pas cette femme et que les piqures sont interdites en course. J’ai un moment de flottement, est ce que j’ai bien vécu tout cela là-haut ? C’est irréel.
La décision
J’ai parcouru 62 km et 4100m de dénivelé.
Il reste désormais 18km, une autre montée de 300 d+ et la longue descente vers Cortina. J’ai 5 heures pour finir la course, je sais que ça pourrait passer. Je sais aussi que ça signifie prendre la responsabilité éclairée de m’engager seule là-haut alors que je suis très affaiblie. Je trouve que c’est irresponsable, vis-à-vis de l’organisation mais aussi vis-à-vis des gens que j’aime. Je pense à mes fils, au risque que je pourrais prendre, à combien je perdrai leur confiance s’il devait m’arriver quelque chose.
Je sens Cortina m’échapper une troisième fois et c’est si douloureux que je jure à voix haute de ne plus jamais revenir ici. Il est minuit, cut off de la barrière horaire. Je monte dans un des bus qui rapatrient les coureurs.
Les deux autres récits à retrouver ici : Impitoyable Lavaredo (Julie) et Plus c’est long moins c’est bon (Florence)
Retour de ping : Impitoyable Lavaredo - Plus loin plus haut
Retour de ping : Lavaredo : plus c'est long, moins c'est bon - Plus loin plus haut